L'humain, une machine imparfaite?

Daniela Cerqui — 31.03.2015

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Introduction

Moi c'est en tant qu'anthropologue que j'aborde la question de l'humain augmenté, ça fait un certain nombre d'années que je m'intéresse à la question avec un regard anthropologue que je vais expliciter d'ici peu. Mais j'aimerais d'abord en préambule rappeler que cette conférence était initialement prévue dans le prolongement d'une présentation du Human Brain Project.Puisque la soirée était censée être consacrée au cerveau et que j’intervenais en deuxième, et donc j’avais construit mon propos pour illustrer la question du cerveau.À la dernière minute, le programme a été revu, et c’est plutôt des biobanques qu’on a parlé, avec le professeur Mooser ; et donc, j’ai, un peu à la dernière minute, réélaboré mon propos, de manière à faire le lien entre les biobanques et le Human Brain Project – puisque bien évidemment je vois un lien entre tout ça – mais du coup c’est très condensé que d’arriver en quelques minutes pour expliciter tout ça.Cela étant dit, le regard anthropologique sur cette question,mon regard, consiste à essayer d’aborder les nouvelles technologies en essayant non pas de me préoccuper directement de l’impact qu’elles ont sur nos vies, mais plutôt de remonter en amont, pour interroger le type de société qui donne lieu à ces technologies.C’est-à-dire que je pense que pour être à même de bien appréhender les conséquences que les nouvelles technologies ont sur nos vies, il faut d’abord faire un détour pour se demander quelles sont les valeurs qui sont traduites dans ces technologies.Georges Simondon, philosophe des techniques, disait, déjà dans les années 50, que l’objet technique est toujours une concrétisation d’une vision du monde. Et moi, ce qui m’intéresse, c’est cette vision du monde.

Le corps, objet de savoir, objet de pouvoir

Ce que je vais utiliser dans le cadre de cette conférence, comme support, c’est un rapport américain qui a été publié en 2002, qui porte sur la convergence technologique.Donc c’est l’idée que les nanotechnologies, les biotechnologies, les technologies de l’information et les sciences cognitives doivent converger.Là on voit le titre de ce rapport, qui a été publié par la National Science Foundation et sponsorisé par le Département du Commerce – ce qui n’est certainement pas tout à faire anodin - et ce qui me semble extrêmement intéressant dans ce rapport, qui fait environ 500 pages, c’est qu’il écrit vraiment noir sur blanc un certain nombre de choses que j’avais déjà pu identifier dans mes terrains anthropologiques avant sa publication ; – donc terrains anthropologiques qui portent sur l’étude des ingénieurs qui produisent les technologies, c’est-à-dire que ce qui m’intéresse, c’est un peu le projet société, la définition de l’humain, la définition de société, qui est partagée par les chercheurs dans les laboratoires. Et donc j’avais pu, par mes terrains, identifier un certain nombre de tendances à l’œuvre dans ces laboratoires, et je les ai retrouvées exprimées vraiment très très clairement dans ce rapport, donc je vais utiliser les citations de ce rapport,pour essayer de décortiquer, au fond, le type de représentation de l’humain, qui se trouve à mon sens, à la fois à l’origine des biobanques, et d’un projet scientifique comme le Human Brain Project.Alors pour entrer dans le vif du sujet, on voit sur ce slide un tableau qui illustre à mon avis très très bien le processus de compréhension du corps qui va, grossièrement, du plus grand au plus petit; on a d’abord un être humain qui est appréhendé dans sa totalité, puis on commence à couper cet humain en morceaux et à le voir sous forme d’un amoncellement d’organes ;puis on passe à la cellule, et actuellement, à l’ère des nanotechnologies, on passe à la molécule, et au fond l’humain, maintenant, est perçu comme un amoncellement de nanoparticules organisées entre elles.Alors on a là à faire à la fois à un processus de connaissance sur le corps, et à un processus de prise de pouvoir sur le corps.Là, je me réfère bien évidemment à Michel Foucault, qui a bien montré à quel point tout processus de pouvoir s’appuie sur un processus de savoir ; un système de savoir, à un moment, se traduit par un système de pouvoir.Et là aussi, c’est quelque chose qui n’est pas formulé comme tel par les personnes qui travaillent dans ces domaines, mais qui, comme le montre cette citation, est vraiment exprimé dans le rapport américain dans lequel on dit que la connaissance sur le corps est appelée à se développer énormément dans les prochaines décennies, et que cette connaissance n’est pas juste une meilleure compréhension de la biologie humaine, mais qu’elle va aussi nous donner les capacités d’agir sur la biologie humaine – donc rapport entre savoir et pouvoir très clairement exprimé.Là on a, je dirais, assez clairement, le lien avec les biobanques, puisque l’idée des biobanques c’est, au fond, d’accumuler du savoir, d’accumuler des données sur les corps ; pour en produire une connaissance qu’on va ensuite utiliser pour agir sur les corps.

Le cerveau, un organe comme les autres

Maintenant, là où le processus ne s’arrête pas au niveau corporel, et qu’on peut voir le lien avec le Human Brain Project se profiler tout doucement, dit très clairement, dans le rapport américain – autre citation: « Le cerveau, après tout, est un organe du corps humain, et la base physique pour le système dynamique de la mémoire et de la cognition que nous appelons l’esprit ».Donc d’un côté, le cerveau a un statut un peu à part par rapport aux autres organes, parce qu’il est le siège de ce qui, dans notre société, est considéré comme notre humanité, à savoir le siège de la rationnalité.Mais en même temps, il est un organe comme les autres, et au fond, c’est qu’une question de temps de le comprendre de la même manière qu’on comprend les organes qui sont le support de notre biologie. Et l’idée du rapport américain, c’est dit très clairement dans la citation suivante, c’est que à terme, une fois qu’on aura compris le cerveau de la même manière qu’on comprend actuellement les autres organes, on arrivera à mettre sur pied ce qui s’appelle le «Human Cognome Project».Donc à l’image du génome humain, il y a l’idée qu’on arrivera au fond à cartographier les fonctions supérieures de l’esprit à travers une carte du cognome.Et en dernier ressort, comme le montre cette autre citation toujours tirée du rapport américain, le cerveau est considéré comme un ordinateur.Avec l’idée que non seulement le cerveau fonctionne comme un ordinateur, mais qu’on peut reproduire un cerveau humain dans un processus artificiel.Et donc là on voit très clairement – en tout cas moi ! – approcher l’idée du Human Brain Project, et c’est très étonnant et très paradoxal, parce que quand on parle de ce rapport américain aux chercheurs qui sont dans les laboratoires, ils ont tendance à considérer que ce rapport américain n’a aucune validité, au fond, que c’est une sorte d’élucubration,mais qui ne reflète pas ce qui se fait effectivement dans les laboratoires. Et là, je trouve que au contraire, le Human Brain Project est quelque part une émanation de la représentation de l’humain qui est mise en avant, avec cette idée que le cerveau peut être reproduit sur des bases artificielles.À plus forte raison, dans le Human Brain Project c’est même une simulation sans base physique, au fond, sans base matérielle dont on parle, et Patrick Aebischer, qui était cité dans le journal 24 Heures en 2010 à propos de ce qui, à l’époque, s’appelait encore le Blue Brain Project – puisqu’initialement, l’idée du Human Brain Project était de simuler un cerveau de rat, et ça s’appelait « Blue Brain Project », puis c’est devenu, de manière plus ambitieuse, le « Human Brain Project », avec la volonté actuelle de simuler un cerveau humain.Et donc Patrick Aebischer, cité dans le 24 Heures, disait : « C’est l’équivalent du séquençage du génome humain pour le cerveau ».Et je trouve magnifique, parce que c’est exactement la traduction de la citation que je viens de vous montrer, tirée du rapport américain.Et on voit donc que c’est le même type de représentation de l'humain qui est à l’œuvre.Donc au fond, ce que j’ai essayé de vous montrer jusqu’ici, c’est qu’on a à faire, dans notre société, à un type de représentation de l’humain dans lequel tout, en dernier ressort, est réductible à du matériel.C’est-à-dire que non seulement les bases biologiques et physiques qui font que nous sommes nous, mais aussi les fonctions supérieures de l’esprit – et c’est le cas dans les neurosciences aussi – sont compréhensibles en termes matériels.Il y aurait, en dernier ressort, une matérialité de nos fonctions cérébrales, et toute cette matérialité prend un sens au moment où on est capable de la décoder.C’est un processus de compréhension en deux temps : d’abord on matérialise aussi l’immatériel, c’est-à-dire que les fonctions supérieures de l’esprit, on les traduit en quelque chose de matériel – parce que si ça devient quelque chose de matériel, ça devient quelque chose de maîtrisable, ça devient quelque chose sur quoi on peut agir.Et dans un deuxième temps, on traduit tout ça en de l’immatériel, dans le sens où on décode.Et c’est là qu’on peut cartographier, aussi bien en termes de génome qu’en termes de cognome.Ça, je dirais, c’est le premier pas dans cette compréhension de la représentation de l’humain. Par rapport à cette représentation, supposez, comme le fait le Human Brain Project, que vous pouvez simuler le fonctionnement d’un cerveau humain dans un ordinateur, à tel point que vous allez, à partir du fonctionnement que vous avez dans l’ordinateur, comprendre des choses sur certaines pathologies du cerveau pour pouvoir, en retour, venir agir sur l’humain, à partir d’une compréhension que vous aurez acquise sur le fonctionnement du cerveau comme une machine,(et peut-être que j’utilise le terme de cerveau à tort parce que c’est peut-être un peu exagéré), ça suppose qu’il ne se passe rien de plus quand votre cerveau est dans votre tête, et incorporé dans votre corps.Et ça, c’est une représentation de l’humain particulière. On peut avoir des représentations de l’humain dans lesquelles il y a un lien entre le cerveau et le corps, il y a des liens, il y a des échanges qui se font.Maintenant j'aimerais franchir un deuxième pas en revenant au titre du rapport américain, puisque jusqu'ici j'ai seulement évoqué l'idée de la convergence de ces technologies.Et là, encore une fois, si on suppose qu’on va pouvoir comprendre les pathologies du cerveau, de l’humain, quand le cerveau est incorporé, eh bien ça suppose qu’il ne se passe rien de plus dans cette incorporation qu’il ne se passe dans une simulation informatique.

De l'obsolescence de l'humain

J’aimerais maintenant m’attarder sur le surtitre, qui est « Converging Technologies for Improving Human Performance ».Donc l’idée est qu’il faut comprendre comment fonctionne le corps pour pouvoir agir sur le corps; agir pour quoi? pour augmenter les performances.Et pourquoi est-ce qu’il faut augmenter les performances ? Eh bien tout simplement parce que l’humain est considéré comme imparfait. Et ça aussi, c’est très clairement dit dans quelques citation du rapport que j’ai reprises là. La première dit que de nombreux systèmes militaires sont limités dans leur performance à cause de l’incapacité du corps humain à tolérer de hauts niveaux de température, d’accélération, de vibration ou de pression ; ou parce que les humains ont besoin de consommer de l’air, de l’eau et de la nourriture.Donc finalement c’est quoi, c’est la nature humaine qui fait que nous sommes le problème dans le tandem que constituent de plus en plus les machines et les humains, au point que, cette autre citation le dit très clairement : l’humain est devenu le maillon faible.On a, dans notre vie quotidienne, toujours à faire aux machines, et la machine est plus fiable que l’humain, ou en tout cas elle est considérée comme plus fiable que l’humain.Alors cette idée que l’humain est imparfait, que l’humain est le maillon faible, c’est une idée que j’ai beaucoup retrouvée à l’œuvre dans mes terrains, dans les laboratoires dans lesquels j’ai travaillé.En particulier dans le laboratoire de Kevin Warwick, à l’université de Reading dont je vais dire quelques mots maintenant :Kevin Warwick qui, en 2002, s’est fait implanter une puce informatique connectée à son système nerveux par le biais du nerf médian de son avant-bras, donc une puce, des électrodes qu’on a plantées littéralement dans le nerf médian,ensuite on l’a reliée à un ordinateur, et à partir de là, on a au fond identifié les signaux qui étaient les signaux envoyés par son cerveau au moment où il fermait la main.Et une fois qu’on a pu identifier le quel était le signal parmi tous les signaux qui transitaient par le nerf médian (parce que l’ordinateur enregistrait pas mal de signaux),et l’exercice, ça a été d’identifier celui qui était vraiment le signal que le cerveau envoie aux muscles pour activer la motricité.Et une fois qu’il a été identifié, il a été réutilisé, l’ordinateur a été programmé de manière à ce que quand le signal en question était envoyé, une opération technologique quelconque s’opère – que ça soit allumer ou éteindre la lumière, ou par exemple manipuler une main robotique aussi.Quand on parle de manipuler une main robotique, on pense tout de suite à quelque chose qui, d’une manière générale, relève du thérapeutique. Thérapeutique pas dans le sens strict de soin, mais dans le sens d’aide à une personne amputée en l’occurrence.Puisque – alors là on parle d’une expérience qui a eu lieu en 2002, mais dans les années qui ont suivi, des personnes, comme par exemple, on a beaucoup parlé dans les médias de la soldate Mitchell qui était rentrée d’Irak amputée des bras, elle a été équipée d’une prothèse, donc d’un membre artificiel, qui fonctionne un peu – disons technologiquement, c’est pas la même technique qui a été utilisée par Kevin Warwick, mais l’idée est la même,puisque l’idée, c’est de pouvoir non seulement manipuler ce membre artificiel directement par la pensée, mais aussi d’avoir un feedback.Dans le cas de Kevin Warwick, la main robotique avec laquelle il a fait l’expérience était équipée de capteurs au bout des doigts (capteurs sensoriels), et il avait donc un feedback de ce que sentait cette main.Alors clairement, lui il n’avait pas un ressenti, il avait plutôt quelque chose en termes d’impulsion qu’il lui fallait encore analyser.Mais donc cet aspect, qui est l’aspect assez clairement thérapeutique, n’est pas – pour le dire clairement – celui qui intéresse Kevin Warwick. Kevin Warwick, lui, part de l’idée que l’humain est obsolète, que la nature humaine en tant que telle est trop limitée,et que ces technologies doivent être utilisées non pas simplement dans le cadre thérapeutique, mais pour transcender la condition humaine.Et il a, toujours en 2002, effectué toute une série d’autre expériences, toujours dans le cadre de cet implant dans son nerf médian.Il a d’une part, la même expérience que la main robotique; il a non seulement manipulé une main robotique qui était à côté de lui, mais il a aussi traversé l’Atlantique en laissant la main robotique dans son laboratoire en Angleterre et il l’a manipulée à distance, en faisant transiter l’information, l’ordre, par internet.Et donc là, on voit clairement se profiler un glissement entre le thérapeutique et l’augmentatif, parce que ça veut dire que cette technologie, ça saute aux yeux qu’elle peut être utilisée pour remplacer un membre ; là il l’utilise d’une manière qui, clairement, dépasse l’équipement de base d’un humain. Il a manipulé une main, mais il pourrait en manipuler mille,et le fait de pouvoir manipuler à des milliers de kilomètres en faisant transiter l’ordre par internet, clairement on dépasse, on augmente la performance de l’humain de base, pour reprendre les termes du rapport américain.L’autre chose qu’il a explorée, c’est que – bon, l’exemple de la main robotique, on est dans le champ de ce que les Anglo-saxons appellent le Brain-to-Maching Communication (le « b to m »), mais il y a aussi ce qu’on appelle le « b to b », le Brain-to-Brain Communication.En l’occurrence, il a expérimenté ça en faisant mettre une électrode dans le nerf médian de sa femme, et ils ont été connectés par un ordinateur, et de la même manière qu’il avait échangé des signaux avec des machines, il a pu échanger, dans ce cas-là, avec le système nerveux de son épouse.Alors c’est très basique, dans le sens où quand il fermait la main trois fois, trois signaux étaient envoyés, et elle recevait trois impulsions électriques.Donc c’est un échange, au fond, de signaux électriques qui a été mis sur pied, mais de signaux électriques d’un système nerveux humain à un autre système nerveux humain.Ça c’était pour son expérience de 2002.J’aimerais encore introduire brièvement une autre expérience, qu’il a réalilsée en 2008 ; là vous avez un slide sur lequel il y a un petit robot qui s’appelle Gordon.Alors Gordon, vu comme ça, a l’air d’un petit robot tout simple, mais il a la particularité de fonctionner avec des cellules cérébrales vivantes.C’est-à-dire que ce que vous voyez là c’est le corps du robot, le cerveau du robot est dans une couveuse pour que les neurones puissent survivre (il faut une humidité et une température adéquates pour la survie des parties vivantes),et donc le cerveau, ça a été une mise en culture de neurones de rats avec des pièces électroniques, et il y a des réseaux qui ont littéralement poussé, et donc ce robot fonctionne avec un cerveau, qui est un hybride de tissus vivants et d’électronique,Là, on est donc en 2008, mais en 2011 un pas supplémentaire a été franchi, puisqu’un deuxième Gordon a vu le jour, qui fonctionne avec des cellules humaines cette fois, qui ont été achetées dans une base de données biologiques tout simplement.(Puisque maintenant, on peut à peu près trouver tout et n’importe quoi pratiquement en magasin).Alors Kevin Warwick, avec ses expériences, il est en général considéré un peu comme un extraterrestre par la plupart des ingénieurs qui s’auto-qualifient comme des personnes modérées, comme des personnes qui travaillent justement pour le thérapeutiques, des personnes qui se refusent à augmenter la performance des personnes valides, et il y a souvent une réaction de rejet quand on parle de ces recherches.Moi pourtant, si je suis allée étudier son laboratoire – j’ai passé quelques années en Angleterre à essayer de comprendre pourquoi il en était arrivé là – c’est pas un hasard que je sois partie dans son laboratoire, c’est parce que j’avais précédemment travaillé avec un certain nombre d’ingénieurs, qui justement étaient des ingénieurs qui se voulaient, qui s’affirmaient pragmatiquement modérés.Mais j’avais vu assez clairement apparaître, dans ces laboratoires modérés, un glissement entre une médecine thérapeutique et une médecine d’amélioration, qui était quelque chose que moi je sentais, que je voyais à l’œuvre, mais qui était pas formulé comme tel par les chercheurs.Et donc il s’est confirmé, quand je suis partie en Angleterre l’étudier, qu’effectivement, les chercheurs avec lesquels j’avais travaillé avant, en exprimant cette réaction de rejet à son égard, me confirmaient qu’ils ne se reconnaissent pas dans ce processus.Ensuite est arrivé le rapport américain que j’ai pris comme fil conducteur jusqu’ici et là aussi, je l’ai déjà évoqué, réactions de rejet de la part de la plupart des ingénieurs modérés, qui ne se reconnaissent pas dans ce processus.

Une société transhumaniste?

Alors j’aimerais maintenant boucler la boucle, en quelque sorte, en évoquant un rapport anglais qui est sorti en 2010, qui a été revu en 2012 mais la partie qui m’intéresse n’a pas été revue.C’est un rapport qui émane du gouvernement anglais, qui porte sur les opportunités de croissance économique pour les années 2020 et 2025 au Royaume-Uni.Et on annonce dans ce rapport toute une série de technologies qui sont actuellement en germe, et dont on attend effectivement beaucoup.Alors on nous annonce, dans le domaine de l’informatique, que pour 2020, nous devrions avoir des ordinateurs manipulés par le biais de puces implantées dans le cerveau des utilisateurs.Si on réfléchit aux recherches de Kevin Warwick, on se rend compte qu’il avait fait en 1998 une première expérience qu’il avait appelée « cyborg 1 », que j’ai pas évoquée, dans laquelle il avait un implant sous-cutané.C’était un premier pas de fusion avec la machine avec juste un implant sous-cutané. En 2002, il a effectué l’expérience dont j’ai parlé tout à l’heure, il a franchi un pas, il était non seulement en sous-cutané, mais en lien avec le système nerveux périphérique.Et dans son esprit, il y a clairement une troisième étape, dans ce travail qui est l’idée, justement, de puce implantée directement dans le cerveau. Parce que tout son processus, c’est fusionner toujours plus son système nerveux avec la machine. Et d’ailleurs – je fais un pas en arrière là – mais si on compare cette expérience de 2002 avec Gordon, on se rend compte que c’est les deux faces d’une même médaille.Dans un cas, on a la machine informatique qui s’intègre dans le corps humain, et dans le cas de Gordon, on a les neurones humains qui s’intègrent dans la machine. Donc on a à faire à deux processus complémentaires.Mais donc cette idée de miser sur des ordinateurs manipulés par des puces implantées dans le cerveau, elle est clairement dans la continuité des recherches cyborg de Kevin Warwick.Maintenant, autre chose qui est aussi annoncée comme attendue pour la croissance économique dans le rapport anglais, pour 2025, il est question d’ordinateurs hybrides, mélanges de tissus vivants et de technologies.Ah tiens, là, ça rappelle quand même un peu Gordon. Donc on voit que quand bien même les recherches de Kevin Warwick sont extrêmement critiquées, elles font l’objet d’un encouragement.Le rapport américain, puisqu’il est écrit par la National Science Foundation, est d’une certaine manière un rapport qui donne les lignes directrices pour les chercheurs.Qui donne une idée de quelles sont les directions dans lesquelles on va mettre de l’argent pour la recherche.Comme je l’ai dit, personne ne s’y reconnaissait, quand j’étais en Angleterre avec Kevin Warwick, et même pas 10 ans plus tard, hop on a l’équivalent, au niveau anglais, qui apparaît.Donc Kevin Warwick, pour moi, c’est la pointe d’un iceberg qui nous montre justement ce type de représentation de l’humain particulier, qui n’est pas une représentation contre-culturelle et complètement à l’encontre de ce qui se passe dans notre société.Kevin Warwick, c’est la pointe d’un iceberg, au même titre que les transhumanistes qui revendiquent cette volonté de transcender la condition humains, et on a en amont d’eux, les rapports politiques, que ce soit le rapport américain, que ce soit le rapport anglais, qui montrent qu’il y a un engagement politique et économique qui pousse dans cette direction.Mais il faut aussi bien voir qu’on n’est pas dans la théorie du complot. C’est pas des gens en train de tirer vous et moi dans cette direction. Il y a aussi quelque chose qui vient de l’aval, l’aval c’est nous, c’est notre société dans laquelle le culte de la performance, c’est quelque chose qui est acquis pour tout le monde, et je crois qu’il faut qu’on se rende compte qu’il n’y a qu’une différence de degré entre la vitamine qu’on prend tous le matin en automne pour pas trop être fatigué, et des pratiques extrêmes comme celle de Kevin Warwick.J’aimerais prendre, pour arriver à conclure et et à illustrer tout ça, un exemple qui est un exemple relatif au corps et pas au cerveau, mais bon on a bien compris à quel point le corps est la première étape, et que dans un deuxième temps, le processus qu’on se prépare à faire subir à notre corps, on se prépare aussi à le faire subir à notre cerveau.Du coup je prends un exemple tout à fait physique puisque là, c’est des choses qui sont actuellement déjà palpables.L’annonce d'Angelina Jolie, qui d’abord se fait faire une double mastectomie puis, récemment, une ablation aussi des ovaires, sous prétexte que les analyses génétiques ont montré qu’elle a un fort risque d’avoir un cancer du sein et, ce qui lui est corollaire, un cancer de l’ovaire.Alors à partir de cet exemple-là, je trouve qu’on voit beaucoup de choses à l’œuvre. La première chose, c’est l’importance de l’argument thérapeutique. Quand on pense aux biobanques. L’idée, on sait, après l’intervention du professeur Mooser, que 11'000 personnes qui ont passé par le CHUV ont été d’accord de donner toutes leurs données biologiques pour la biobanque.Pourquoi est-ce que toutes ces personnes sont d’accord de le faire ? Parce que l’argument, c’est un argument thérapeutique, et que personne ne peut aller à l’encontre de l’argument thérapeutique.Je crois que ces personnes représentent le 76% des personnes à qui on a demandé leurs données biologiques. Donc ça veut dire qu’il n’y a qu’une vingtaine de pour-cent de gens qui refusent.C’est dire à quel point ces arguments-là non seulement – comme je le disais tout à l’heure – viennent d’en-haut via les rapports politiques et les encouragements économiques, mais à quel point il y a quelque chose de profondément partagé parmi nous.Maintenant, on partage non seulement cette idée que ce qui est thérapeutique est forcément bon, mais on partage aussi tous ce glissement entre une médecine thérapeutique et une médecine améliorative.Pour reprendre toujours l’exemple d’Angelina Jolie : c’est un très bon exemple de médecine prédictive.Typiquement la médecine liée aux biobanques et à cette médecine personnalisée du futur, médecine qu’on nous promet.On parle de médecine prédictive. On parle de médecine préventive. On parle de médecine anti-âge.Médecine anti-âge ça veut dire quoi, ça veut dire que vous avez quelques rides, et vous devenez l’objet de quelque chose qu’on appelle « médecine ». Or il me semble qu’avoir des rides et vieillie, c’est quelque chose qui fait intrinsèquement partie de la nature humaine.Médecine préventive : Angelina Jolie n’a pas été opérée parce qu’elle était malade, elle a été opérée parce qu’elle avait un risque d’être malade.Médecine préventive. Vous fumez, votre médecin vous dit d’arrêter de fumer, parce que vous risquez un cancer des poumons. Vous n’êtes pas malade, vous n'avez pas de cancer des poumons, vous avez un risque.Qu’est-ce que ça veut dire ? ça veut dire que ces trois types de médecine prennent en charge des personnes qui sont des personnes en bonne santé.Et ça, c’est un symptôme de ce glissement entre une médecine thérapeutique et une médecine d’amélioration.Et c’est pas quelque chose de nouveau du tout, parce que si on prend la définition que l’OMS a donnée déjà en 1946 de la santé, on se rend compte qu’il est écrit dans cette définition que la santé n’est pas juste une absence de maladie et de handicap.Elle est un état de total bien-être. Bien-être psychologique, bien-être physique, bien-être social.Et donc on voit à quel point, déjà inscrit dans cette définition-là, il y a quelque chose qui nous ouvre à ce glissement.Et donc ça veut dire que quelque part, c’est facile d’opposer médecine thérapeutique et médecine d’amélioration pour faire la première étape de raisonnement, mais il faut se rendre compte, arrivés à ce stade, que la médecine inclut elle-même ce dépassement, puisque dans une société qui est consumériste comme la nôtre, vouloir atteindre et qualifier de « santé » un bien-être total, c’est aussi s’exposer à mettre la barre toujours plus haut.Et donc ça veut dire, en d’autres termes, considérer que la santé est quelque chose de toujours plus inaccessible finalement, mais ça veut dire que nous devenons tous – c’est une médicalisation généralisée – des patients en étant des gens en bonne santé.Alors derrière ça, et c’est sur ça que je vais conclure, il faut voir vers quoi ça peut nous mener. Parce qu’au fond, moi j’ai jusqu’ici mis le projecteur effectivement sur ce qui m’intéresse le plus, qui est le type de société, le type de représentation de l’humain qui va avec ces technologies et il me semble assez clair que le type de représentation de l’humain, c’est un humain imparfait de par sa nature humaine, qui se doit de toujours utiliser plus de science et de technologie pour augmenter finalement son niveau de vie.Maintenant, il faut se préoccuper de ce qui vient en aval, des conséquences que ça va avoir, et là les conséquences – et j’ouvre juste quelques pistes de réflexion – il faut voir qu’il y a des conséquences au niveau moyen terme, la société de demain qu’on est en train de préparer,Et au niveau du long terme, sur le type d’humanité qu’on est en train de préparer.Alors au niveau du moyen terme, toujours l’exemple d’Angelina Jolie, quand elle a annoncé sa mastectomie, les médias ont tous annoncé que les centres de recherche sur le cancer avaient enregistré un boom dans les demandes d’informations, et que le nombre de demandes de tests génétiques avait lui aussi beaucoup augmenté.Et là, je dirais que ça m’interpelle parce qu’à titre personnel, je pense qu’Angelina Jolie a une fortune assez importante pour pouvoir avoir fait suivre sa mastectomie d’une reconstitution mammaire faite probablement par un très bon chirurgien esthétique, ce qui n’est probablement pas le cas de Madame Tout-le-monde.Donc ça veut dire qu’il y a une sorte de message qui est donné – elle a revendiqué ce message de le faire aussi pour d’autres femmes, et de donner l’exemple.C’est des technologies qui ont un coût. Très trivialement, ces technologies ne peuvent pas être accessibles à tout le monde.Donc ça veut dire que, alors qu’on est déjà dans un système de santé qui est un système de santé à deux vitesses, on va accroître la différence de vitesse entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas. Donc je pense que le système à deux vitesses va vraiment se généraliser, s’imposer avec une exclusion toujours plus grande des personnes qui ne peuvent pas se permettre ce genre de technologie.Et à un niveau encore plus prospectif, je dirais, il faut aussi s’interroger à très très long terme, si on continue dans cette voie qui est celle que nous avons prise actuellement, vers quoi est-ce qu’on va.Et là, je vous invite à regarder les deux images qui sont sur le slide actuellement. On a d’un côté Terminator, qui est le héros du film Terminator dans Terminator 4 – donc Arnold Schwarzenegger qui, au début du film, est un robot,et qui à la fin du film est même recouvert de peau artificielle et a donc cette apparence mi-machine mi-visage humain – et sur l’image de gauche, on a un autre personnage tiré du même film, qui est Marcus Wright.Qui lui, au début du film, est un être humain qui est utilisé au fur et à mesure de l’histoire par une entreprise qui fabrique des organes de remplacement.Et il est utilisé comme cobaye, alors on lui remplace des pièces un peu à la fois, et à la fin il se retrouve aussi avec un demi-visage qui est son visage d’origine, donc avec de la peau humaine, et un demi-visage qui est plutôt un visage de machine. Et je trouve la similitude entre les deux images extrêmement troublante.Et au fond, Marcus Wright, on pourrait dire que c’est un Kevin Warwick du futur qui aurait continué ses modifications et aurait continué à s’implanter des choses et à remplacer des pièces, alors que Terminator, c’est un petit Gordon du futur, c’est le petit robot dans lequel on met toujours plus d’attributs de l’humain.Alors qu’à l’heure actuelle, dans le laboratoire de Kevin Warwick on voit très bien la différence entre Kevin Warwick et Gordon, on sait très bien lequel des deux est l’humain et lequel des deux est la machine au départ, on se rend compte qu’en poussant cette logique, en faisant l’exercice imaginaire de pousser cette logique jusqu’au bout, on arrive à des figures qui sont des figures complètement similaires.Et donc, je pense que c’est quelque chose qu’il faut méditer.File: Cerqui/142.mp3